12
L’épidémie

Au lever du soleil, Enmerkar grimpa tout en haut de la tour pour admirer la puissance de son dieu. Le grand prêtre se régala de voir des milliards de mouches sortir de la terre et envahir le pays. Des nuages entiers d’œstres infectés, gros comme des cumulus, s’élevèrent pour se répandre aux quatre vents. Des stratiomes au large abdomen jaune et blanc, chargés du virus mortel de la peste, vinrent saluer Enmerkar avant de s’envoler. Aussi, de grosses tachines, prêtes à pondre leurs œufs et à contaminer les troupeaux, se présentèrent par millions aux yeux du prêtre. Pour cette cinquième journée de la grande colère, Enki s’était surpassé ! De toutes les plaies qu’il avait créées, celle-ci serait la plus dévastatrice.

Comme chaque matin, le prêtre constata de visu l’avancement d’El-Bab. Les esclaves travaillaient bien, mais lentement. Enki lui avait promis l’aide de cinq constructeurs de génie capables à eux seuls d’élever le bâtiment jusqu’aux nuages. Mais les jours passaient et ces derniers tardaient à arriver. Enmerkar aurait voulu voir la tour se développer plus rapidement et devenir plus vite le phare spirituel du nouveau monde. L’impatience le rongeait de plus en plus en noircissant son humeur. Le prêtre savait que la patience était une vertu que son dieu récompensait toujours avec générosité, mais l’attente commençait à être longue ! C’est en piaffant de contrariété qu’Enmerkar regagna ses quartiers.

Des centaines et des centaines de gens affluaient tous les jours vers El-Bab. Quelques milliers de tentes et abris de fortune avaient été installés et formaient tout autour de la grande tour une ville champignon.

Le temple était constamment rempli de croyants et les fidèles y défilaient jour et nuit.

Tous ces gens prosternés qui adoraient Enki étaient arrivés pour fuir la mort. Des villages entiers avaient migré avec leurs troupeaux, transformant ainsi leurs habitants sédentaires en fragiles nomades. L’abondance de la population avait restreint les ressources disponibles et un marché noir était vite apparu. Les soldats sumériens, déjà largement occupés avec les esclaves, ne pouvaient rien y faire. En quelques jours, le vol était devenu chose courante et l’extorsion, une manière de vivre.

Sartigan surveillait toujours la mère d’Amos et, sous son déguisement de vieux gâteux, ne s’était pas fait remarquer outre mesure. En quelques mois, le vieillard avait eu le temps d’apprendre le nordique en compagnie de Frilla et aussi un peu de sumérien. Il le parlait assez pour comprendre que le pays autour d’El-Bab subissait de grands bouleversements et que l’arrivée massive de fidèles était provoquée par une série de malheureux cataclysmes.

— Croyez-vous qu’Amos ait réussi à survivre à toutes ces épreuves ? s’inquiéta Frilla.

— Comme vous le dites parfois, chère dame, répondit le maître, il faut savoir faire confiance : qui sème le temps récolte la conquête !

— Non, le reprit Frilla. L’expression est : qui sème le vent récolte la tempête ! Mais je ne vois pas très bien en quoi cette expression est pertinente en regard de ma question…

— Moi non plus, avoua Sartigan en souriant, mais j’avais très envie de la dire. J’aime votre langue, elle est vive et pleine d’étranges expressions. Pour ce qui est d’Amos, j’ai confiance en ses capacités. Ne dit-on pas que la craque sent toujours le hareng ?

— Pas la craque, Sartigan ! rigola Frilla, la caque ! LA CAQUE !

— Hum… la caque ?

— Oui, expliqua la femme, c’est un baril dans lequel on entrepose le poisson. La caque sent toujours le poisson ! Cela veut dire qu’on se ressent toujours de notre passé, de nos origines. Cela n’a rien à voir avec la situation, encore une fois !

— Ce qui m’inquiète le plus, avoua Sartigan, ce sont ces mouches qui tournoient au sommet de la tour ! Ces insectes transportent toujours de terribles maladies… Amos est capable de défaire le plus gros et le plus fort des géants, mais saura-t-il vaincre ses plus petits ennemis ? Hum… enfin, qui verra vivra !

— Qui vivra verra ! le reprit encore une fois Frilla. Qui vivra verra…

 

***

 

Maintenant bien reposés, les aventuriers quittèrent le temple et suivirent Minho dans le labyrinthe. Chacun portait des réserves d’eau potable et Béorf avait fait cuire quelques poissons pour la route. Cette nourriture les ferait tenir quelque temps.

Après une longue marche dans les dédales du lieu sacré, le minotaure arriva comme prévu à l’entrée est de la grotte. Son instinct l’avait directement guidé au bon endroit. La forte lumière du soleil aveugla le petit groupe et les retint dans leur élan vers la sortie. Juste assez longtemps pour que Lolya détecte quelque chose :

— Ne bougez plus ! ordonna la nécromancienne. Reculez ! Vite !

Le groupe s’exécuta sans poser de questions. Koutoubia se chargea de faire comprendre à Minho de ne plus bouger.

— Que se passe-t-il ? demanda Amos. Tu as vu quelque chose ?

— Regardez là, par terre ! indiqua Lolya. Il y a des dizaines de chauves-souris mortes. Quand la lumière m’a aveuglée, j’ai baissé les yeux et j’ai vu cet animal, juste là, couvert de pustules, qui agonisait au sol. Puis j’ai remarqué qu’il y avait des cadavres de chauves-souris un peu partout…

— Et alors ? s’impatienta un peu Béorf. Elles sont malades ! C’est tout !

— Voilà ce qui m’inquiète ! répondit la jeune Noire. Chez moi, les guérisseurs racontent que les chauves-souris sont sensibles à une variété de maladies propres aux hommes et à plusieurs autres animaux. Si elles sont atteintes d’un mal quelconque, c’est que nous le serons aussi en sortant d’ici.

— Bonne déduction ! s’exclama Amos. Si leur sensibilité les fait mourir en premier, cela veut dire qu’elles vous servent d’instrument de mesure afin de prévoir une épidémie ?

— Exactement ! répondit Lolya. Je crois qu’à l’extérieur d’ici, le pays est infecté par quelque chose de grave… Mais quoi ?

— Nous sommes bloqués ici, alors ? s’inquiéta Koutoubia. Y a-t-il une façon d’éviter d’être infectés par ce mal ?

Lolya prit quelques instants avant de répondre. Elle s’avança vers la chauve-souris morte et l’examina attentivement. Elle retint sa respiration et s’avança vers la sortie pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. La nécromancienne se fit rapidement une idée :

— Voilà ce que je pense ! Pour répondre à tes questions, Koutoubia, je crois que nous ne sommes pas bloqués ici et qu’il y a un moyen de ne pas être infectés par cette maladie. J’ai remarqué la présence d’une impressionnante quantité de mouches à l’entrée du labyrinthe. Je pense qu’elles transportent avec elles le mal qui a emporté les chauves-souris.

— Il faudrait éviter les mouches, alors ? questionna Béorf, perplexe.

— Non, seulement éviter de respirer ! précisa Lolya. Chez moi, on dit que les maladies qui se collent aux mouches volent avec les mouches. Les insectes les répandent dans l’air…

— Eh bien, s’étonna Béorf, alors la seule d’entre nous qui va survivre est Médousa. À part elle, je ne connais personne qui puisse retenir sa respiration bien longtemps !

— Ne t’inquiète pas, Béorf, le rassura Lolya, j’ai une idée…

La jeune nécromancienne déchira six morceaux de tissu de sa robe et fouilla dans ses ingrédients. Elle tira de ses affaires quelques flacons puis commença à préparer un savant mélange. Tout le groupe la regarda s’exécuter en silence. La nécromancienne demeura très concentrée et son habileté à manier les ingrédients impressionna beaucoup Amos. Il n’avait jamais vu son amie travailler aussi habilement.

Au bout d’une bonne quinzaine de minutes, Lolya demanda à Amos d’amener à ébullition le fruit de ses concoctions. Le garçon plaça alors son doigt dans le mélange et, s’aidant du masque du feu, concentra toute sa magie sur son ongle. Une lueur rougeâtre, exactement comme un tison, apparut dans la potion de Lolya. En moins d’une minute, le liquide bouillonna.

La nécromancienne trempa ensuite avec attention les six morceaux de tissu dans sa mixture. Elle prit bien soin de vérifier que le textile était uniformément imbibé, puis elle les plaça à sécher.

— Bon, voilà ! Lorsqu’elles seront sèches, ces bandes de tissu nous serviront de masques, expliqua Lolya. Elles contiennent une combinaison de plusieurs poudres et élixirs de protection. Il faudra bien en couvrir votre nez et votre bouche afin que l’air ne passe qu’à travers les fibres. Avec cela, nous pourrons sortir sans crainte et continuer notre voyage.

— Vous êtes certaine de l’efficacité de votre astuce ? demanda Koutoubia. Je n’ai pas envie de finir mes jours plein de pustules et agonisant sur la route !

— Je te demande de me faire confiance, lui répondit la nécromancienne. Je crois en l’efficacité de mes préparations et je suis certaine que tu n’attraperas rien de vilain pour ta santé. L’odeur de ma mixture n’est pas très agréable à respirer, mais je garantis son efficacité !

— Il faudrait expliquer à Minho de quoi il en retourne, suggéra Médousa en voyant l’incompréhension dans les yeux du colosse.

— Je vais le faire, s’empressa Amos.

Puis, se retournant vers Lolya, le porteur de masques demanda :

— Dans combien de temps penses-tu que nous pourrons mettre ces masques et prendre la route ?

— Dans une heure tout au plus ! estima Lolya.

— Très bien, conclut Amos. Reposons-nous tant que nous pouvons encore le faire, je sens que la suite du voyage ne sera pas une partie de plaisir.

Enki avait envoyé sur Terre l’une des pires maladies imaginables : un virus destructeur capable de terrasser les plus fortes bêtes et d’anéantir les meilleures constitutions humaines. Ce mal commençait par causer des migraines et des maux de gorge, puis des caillots se formaient très rapidement dans le sang et ralentissaient l’irrigation des organes. Venaient ensuite, quelques heures après l’infection, des saignements par la bouche, les gencives et les glandes salivaires. Les muqueuses de la langue, de la gorge et de la trachée se détachaient par la suite et pénétraient dans les poumons. Le malade commençait alors à vomir du sang de couleur noire. Une hémorragie des globes oculaires suivait les vomissements pendant que le cœur du malade commençait à ramollir en suintant du sang. En phase terminale, le moribond subissait un détachement des parois intestinales et de fortes convulsions. Des pustules gorgées de sang couvraient finalement son corps au moment de la mort.

À leur sortie de la caverne, les adolescents virent des cadavres d’humains, de chats et de chiens qui gisaient çà et là. Il y avait des enfants morts dans les bras de leur mère, le faciès déformé par la douleur. D’autres bambins, un peu plus vieux, étaient étendus par terre et baignaient dans leur sang. Des troupeaux entiers de moutons, de bœufs et de chèvres cuisaient au soleil dans le mouvement incessant des mouches infectées. La maladie avait fauché des villages entiers et partout le sang des victimes colorait le paysage. Impossible d’échapper au spectacle ! Chaque détour de chemin dévoilait une nouvelle scène d’horreur.

D’un côté, c’était un vieillard moribond, les yeux révulsés et vomissant ses entrailles, qui tendait la main pour demander de l’aide, alors que de l’autre, des familles entières s’étaient passé la corde au cou et, pendues aux arbres, se balançaient lentement au gré du vent.

Et ces mouches ! Il y en avait partout… Elles étaient omniprésentes et angoissantes, repues des déjections infectées de leurs victimes. Impossible de s’en débarrasser ! Elles tournaient constamment autour de la tête d’Amos et de ses amis. Les insectes se posaient lourdement sur les voyageurs en espérant leur transmettre le virus, mais les masques de Lolya offraient une excellente protection.

Pour Amos, l’horreur avait maintenant un visage. Le garçon avait vu des choses terribles depuis sa naissance, mais celle-là les surpassait toutes. Béorf était également sous le choc de cette abomination et Lolya, incapable de sauver quiconque du trépas, pleurait à chaudes larmes en marchant. Médousa, tête basse, avançait dans les traces de Minho en évitant soigneusement de regarder autour d’elle. L’homme-taureau regardait droit devant lui et suivait les indications gestuelles de Koutoubia. De son côté, le guide avait envie de hurler son désespoir et son envie d’être ailleurs.

Cette journée de marche se déroula dans le silence le plus complet. Même lorsqu’il fut temps de préparer le campement, personne ne parla. Amos pensa établir un tour de garde, mais à quoi bon ! Tous les habitants du pays étaient morts. Ce soir-là, chacun s’endormit sans manger en espérant que le cauchemar serait terminé à son réveil.

La Colère d'Enki
titlepage.xhtml
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_000.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_001.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_002.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_003.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_004.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_005.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_006.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_007.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_008.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_009.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_010.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_011.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_012.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_013.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_014.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_015.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_016.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_017.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_018.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_019.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_020.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_021.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_022.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_023.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_024.html
Perro Brian-[Amos d'Aragon T6]La colere d'Enki_split_025.html